Afin de contribuer à la réflexion et aux débats liés à la mobilité et aux infrastructures de transport, l’Union routière de France (URF) propose à des personnalités de s’exprimer lors de tribunes libres. Nous relayons ici celle d’Alain Bonnafous, professeur émérite à l’Université de Lyon (IEP), Laboratoire Aménagement Économie Transports.
AUTOROUTES : NE TIREZ PAS SUR LA CONCESSION
Une promenade sur les autoroutes européennes suggère de manière flagrante que la qualité du réseau concédé est très supérieure à celle du réseau non concédé y compris, bien entendu, là où cohabitent les deux systèmes comme en Allemagne. L’explication en est très simple qui tient au financement de l’infrastructure par les péages. Ces recettes couvrent en moyenne en France plus de quatre fois les coûts de fonctionnement ce qui laisse, après divers prélèvements, une marge le plus souvent suffisante pour amortir l’investissement. Il est un pays, la Belgique, dans lequel le sujet est un véritable « marronnier » pour la presse. Il s’agit toujours de souligner le contraste lorsque l’automo-biliste franchit la frontière avec la France et passe ainsi des chaussées belges (avec leurs « nid de poule ») aux chaussées françaises (louées pour leur qualité). Il s’agit ensuite de conclure que l’on peut rêver à l’introduction dans le royaume d’un péage qui résoudrait le problème du financement d’une maintenance convenable mais comme l’explique la Libre Belgique du 2 juin 2015, personne ne sait comment renoncer à une gratuité pratiquée de longue date.
Alain Bonnafous
Une vieille affaire d’État
Même s’il est envié là où il n’est pas installé, il faut bien observer que le principe-même de ce couple concession-péage ne va pas de soi. Les mises en cause s’enracinent dans une très vieille histoire qui remonte pour le moins à l’initiative de Colbert, qui créait en 1669 la fonction de « commissaire des ponts et chaussées » et qui, en 10 ans, multipliait par 30 le budget consacré aux ponts et aux routes. Cet effort, confirmé par la création en 1716 du corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées, explique qu’au milieu du XXe siècle la France ait pu disposer d’un réseau routier d’une exceptionnelle densité. Mais, du coup, d’un réseau autoroutier inexistant sur les grands axes.
Ce retard, jugé insupportable avec l’explosion de l’automobile mais aussi en regard des investissements consentis par nos voisins, a provoqué dans les années 1950 un vigoureux débat parlementaire. On a vu ainsi s’opposer la nécessité de financer une politique de rattrapage et l’objection politique au principe même du péage.
Le choix du péage l’a emporté, mais la loi qui instaura ce système en 1955 révèle, par la première phrase de son article 4, l’état d’esprit qui a dominé les débats : « L’usage des autoroutes est en principe gratuit ». Il est tout de même indiqué ensuite : « Toutefois peuvent être concédées par l’État, soit la construction et l’exploitation d’une autoroute, soit l’exploitation d’une autoroute (…). La convention de concession et le cahier des charges (…) peuvent autoriser le concessionnaire à percevoir des péages en vue d’assurer le remboursement des avances et dépenses de toute nature faites par l’État et les collectivités ou établissements publics ».
La suite, 60 ans plus tard, se concrétise par un réseau d’autoroutes fortement maillé, dont les trois-quarts, soit plus de 9 000 km, sont concédés et qui assure un flux annuel de recettes pour l’État de l’ordre de 4 milliards d’euros. Les réticences vis à vis du couple concessionnaire-péage ont, en outre, mal résisté à l’émergence de la notion d’usager-payeur, évidemment cousine de celle de pollueur-payeur. Dès lors que le principe du péage n’est plus rejeté, il est techniquement utile, comme l’a prévu le législateur de 1955, que la perception en soit concédée à l’opérateur qui exploite l’ouvrage. La mise en cause du système va pourtant rebondir avec la privatisation des concessions en 2002 et 2006.
Le rebond de la contestation
Dans un article du Monde diplomatique de juillet 2012, Philippe Descamps illustre cette critique renouvelée de la concession en écrivant : « Amorcée par le gouvernement de M. Lionel Jospin, puis généralisée par celui de M. Dominique de Villepin, la privatisation des autoroutes illustre le capitalisme de connivence à la française. L’État impose le système coûteux du péage, assume l’essentiel des risques, puis organise la captation de la rente par les grands groupes ».
Ce n’est pas la notion même de concession qui est en cause mais celle de savoir s’il est loisible d’imaginer qu’un concessionnaire puisse être une société privée. La bonne question n’est pourtant pas de savoir si c’est idéologiquement correct mais si le bilan financier pour l’État s’en trouve dégradé.
Or les privatisations ont été traitées avec des taux de rentabilité internes (TRI) de l’ordre de 8 % pour les opérateurs privés, soit le taux qui, en 2006, était imposé par ses tutelles à un établissement public comme RFF pour ses investissements. Cette rentabilité n’est donc pas « hors norme » et c’est sur une base du même ordre qu’ont été établis les nouveaux contrats de plan qui ont été signés par l’État et les sociétés concessionnaires en 2015, après avoir été validés par la Commission européenne : leurs TRI sont compris entre 7,04 et 8,28 % pour les 6 concessions histo-
riques. Dans la même logique que celle du « Paquet vert autoroutier » de 2009 mais avec un montant triplé, ce « Plan de relance autoroutier » assure ainsi un investissement de plus de 3 milliards sans financement public en contrepartie d’un allongement des concessions.
L’efficacité de la régulation économique
La question des concessions ne nous renvoie pas utilement aux controverses idéologiques du siècle précédent mais doit s’analyser en termes d’économie publique : quelle est la bonne régulation économique du système ? On peut entendre par régulation économique l’usage coordonné de cinq instruments :
la réglementation dans son ensemble qui va du dispositif de concession aux normes techniques en passant par le code de la route ;
les clés de financement du système et, en particulier le partage entre l’usager et le contribuable ;
la tarification d’usage de l’infrastructure, notamment le niveau des péages ;
le choix et la programmation des investissements ;
les méthodes d’évaluation qui doivent guider cette programmation.
Ces cinq instruments sont évidemment entre les mains de la puissance publique et cela établit la naïveté de l’expression « privatisation des autoroutes ». Laconstruction et l’exploitation de ces équipements peuvent être assurées par des opérateurs privés. Elles restent une affaire d’État avec ces cinq commandes.
Cela laisse entière la question de savoir si à un moment donné et pour un pays donné, cette régulation est efficace. La meilleure manière d’en juger est de procéder à des comparaisons internationales. Elles sont assez nombreuses et clairement flatteuses pour notre réseau concédé.
Reste l’enjeu majeur de ce dossier qui est le principe même du financement par les péages. Ce système a le grand mérite d’épargner les finances publiques et le couple péage-concession a aussi celui de réaliser des projets qui reposent en tout ou partie sur le consentement à payer de leurs usagers, ce qui n’est pas le plus mauvais signe de leur utilité collective.