Traçabilité : Comment reprendre son indépendance ?

Second article de l’enquête “Plateforme” d’ouverture du numéro 6 de TRM le Guide publié en mars 2020

Christelle Bretaudeau, consultante experte en achats et en informatique transport, directrice du cabinet Performance, accompagne depuis 20 ans les PME du secteur. Pour TRM Le Guide, elle aborde la question des plateformes de manière bien concrète, avec un fil conducteur : comment répondre aux besoins des chargeurs avec ses propres outils, sans pénaliser l’exploitation ?

Commençons par un peu d’histoire informatique. Aujourd’hui, sur simple connexion depuis un smartphone, on peut savoir où en est la livraison d’un achat sur un site marchand. Quoi de plus normal que les chargeurs confiant chaque jour des milliers de colis et palettes à des professionnels du transport, exigent eux-aussi de bénéficier d’une traçabilité en temps réel.

Ce souhait a commencé à s’exprimer il y a 6 ou 7 ans. Mais il n’a pas trouvé de réponse satisfaisante. L’outil le plus développé était à l’époque les « stations chargeurs ». De nombreux éditeurs de TMS avaient opté pour cet axe de développement après la crise économique majeure de 2009, qui avait durement touché le secteur du transport. Ils avaient trouvé un relais de croissance auprès des chargeurs. Ces solutions permettaient, et permettent encore aux clients de saisir leurs commandes et d’éditer eux-mêmes leurs étiquettes. Les commandes sont directement intégrées dans les outils d’exploitation.

Parallèlement, les transporteurs ont investi et mis en avant des équipements en informatique embarquée permettant de positionner en temps réel un véhicule et un conducteur. Ces informations étaient disponibles sur demande, mais pas transmises automatiquement. Le besoin initial du client n’était pas couvert.

Des start-up efficaces

Le souhait des chargeurs s’est transformé en une demande de plus en plus pressante. À défaut d’une réponse pertinente, de nouveaux acteurs économiques se mirent en mouvement. Les chargeurs ont cherché seuls des réponses et les ont trouvées dans une technologie en plein essor : Android. De multiples applications imposées par les clients sont apparues. Le ver était dans la pomme.

 

Transporeon, Shippeo, Sixfold… Malgré quelques leaderships, aucun client nutilise la même plateforme

 

Des entreprises ont investi pour répondre à ce besoin en créant ou en accompagnant des start-up efficaces. Inexistantes il y a encore 5 ans, levant des fonds importants et rapidement, ces jeunes pousses se sont imposées en quelques années comme des acteurs incontournables. Les propos de présentation de Jean-Bastien Dussart, Co-fondateur de Shippeo en novembre 2015, illustrent parfaitement cet état de fait : « Shippeo, une nouvelle application mobile de gestion dordres de transport et de tracking, sadresse à tous les chargeurs en mal dinformation sur le suivi de leurs flux. » En novembre 2017, un communiqué de presse de Shippeo a annoncé une levée de fonds de 10 millions deuros et une internationalisation de ses activités.

Les transporteurs ont bien tenté de réagir, essentiellement sur un terrain juridique — les contre-attaques visant à la protection de la donnée — mais pas suffisamment sur l’offre informatique. Les plateformes se sont multipliées, représentant une nouvelle typologie dintermédiaires entre le client et le transporteur.

De la valeur perdue

Résultat : les entreprises de transport doivent faire face à une multitude de solutions, la plupart étant imposée par leurs clients. Même lorsqu’ils adoptent et intègrent ces nouveaux systèmes, la traçabilité obtenue n’a plus la même valeur. Elle correspond à un simple ajustement technique du métier de transporteur, quand elle aurait pu représenter une formidable opportunité de création de valeur ajoutée. Les clients chargeurs, si enclin à négocier les prix de transport, ont accepté de payer cette prestation.

Lhistoire montre que ce ne sont pas toujours les acteurs historiques dun marché qui savent prendre les virages technologiques dits de rupture. Je pourrai citer un exemple identique avec les hypermarchés, ou encore les vépécistes, leaders incontestés dans leurs domaines, qui ont mis du temps à réagir devant la montée du e-commerce.

Pour bien comprendre la complexité commerciale et technique d’une demande de traçabilité, il faut expliquer la relation entre le transporteur et son client, et envisager plusieurs cas de figure.

Dans la première situation, un client indique à son fournisseur, au détour dun rendez-vous commercial, quil est urgent de mettre en place un EDI avec sa plateforme. Le commercial de la société de transport peut se sentir dérouté et assailli dinterrogations : Que signifie lacronyme EDI ? Comment faut-il faire ? Il nest pas informaticien mais son prestataire, lui, devrait savoir. Le commercial va donc sempresser de tenter une réponse diligente face à un client pressant : « Oui bien entendu nous allons faire » ou « Je me renseigne et je vous reviens. »

Dans une deuxième situation, le client demande à ce que sa nouvelle application Android soit installée dans les plus brefs délais. Soulagé, le commercial imagine cette situation techniquement plus simple et va la valider avec célérité.

Dans tous les cas, ce nest pas la bonne réponse.

En préambule, et au titre de pré-requis, il est important de rappeler que le besoin du client décrit dans la situation 1 ne peut pas être traité dès lors que lon ne dispose pas dun logiciel dexploitation de transport (TMS) et que la situation 2 peut poser problème dès lors que les conducteurs de la société de transport nont pas à leur disposition un téléphone professionnel incluant un forfait data.

Des interfaces sans fin

Un long parcours semé de difficultés commence alors pour le transporteur. Prenons un exemple récent, encore en cours : la société Aubry Logistique (88) que j’ai accompagné entre novembre 2019 et janvier 2020. La société était régulièrement sollicitée pour mettre en place des EDI depuis plus dun an. En 2019, l’un de ses clients est devenu plus pressant.

Il a donc fallu trouver les bons interlocuteurs chez le chargeur en question, qui lui-même sous traite à une plateforme, pour comprendre le fonctionnement souhaité. Puis se tourner vers l’éditeur de TMS de Aubry pour connaitre les différentes passerelles déjà existantes.

Cette étape passée fin 2019, nous sommes arrivés à la conclusion qu’il allait falloir tout construire de A à Z. Début 2020, l’éditeur adressé au transporteur une liste d’informations à collecter pour qu’il puisse débuter une analyse approfondie de la demande : Quelles données sont à récupérer ? Quel format est utilisé pour les échanges : du XML ou un Web-services ? Le client peut-il transmettre ses fichiers de structures SCONTR et DISPOR ? (Norme de fichiers XML). Oui, il est vrai que comme dans tous domaines d’activités, on peut se heurter à un jargon rebutant.

Le responsable commercial d’Aubry, Fabien Besancenez, pourrait être tenté de mettre les informaticiens des deux parties en relation directe, espérant avancer plus rapidement. Mais il est possible que ces échanges directs ne soient pas si productifs ; chacune des parties ne portant pas directement la charge de la satisfaction de son client.

En supposant que cette deuxième étape se passe avec succès, elle va demander du temps de développement chez l’éditeur. Celui-ci adressera donc une facture à Aubry. Ce coût sera-t-il validé par le donneur d’ordre ? La mise en place d’un EDI est onéreuse, mais le transporteur trouve souvent des difficultés à négocier une prise en charge son client. En effet, le chargeur supporte déjà le coût de la plateforme. Il est en position de force.

Après quelques mois de travail, autant d’énergie à appréhender de nouveaux processus de travail, et quelques milliers d’euros dépensés, le responsable commercial pourra se féliciter du travail accompli. Mais entretemps, pour un autre de ses clients, Aubry Logistique aura sans doute déjà reçu une nouvelle demande de connexion avec une nouvelle plateforme…

Transporeon, Shippeo, Sixfold… Malgré quelques leaderships, nous constatons que quasiment aucun client nutilise la même plateforme.

GedMouv, la solution ?

Pour tenter de résoudre cette situation et de la simplifier, un énième acteur est apparu : Gedmouv. La solution de suivi d’expédition se présente comme pensée « par les transporteurs et pour les transporteurs ». Elle s’appuie sur la réussite de B2PWeb sur le marché des bourses de fret, qui en quelques années, a détrôné le monopole de Téléroute.

Forte de ce premier succès, la maison mère H2P a lancé sa propre plateforme, dont la promesse est d’être lintermédiaire entre les autres portails et les systèmes dexploitation des transporteurs. Lidée est bonne mais cet objectif ne pourra être atteint qu’à plus ou moins long terme.

Il existe en effet plusieurs obstacles au déploiement de GedMouv. Il faut d’abord sinterfacer avec les systèmes informatiques des transporteurs. Cela avance mais les TMS sont très nombreux. La principale raison freinant le développement du nombre de connexions entre les TMS et GedMouv est bien sûr le coût des passerelles. Ce travail mobilise de la ressource chez les éditeurs de TMS. Le temps passé doit être facturé.

Une fois le travail d’interface réalisé avec un TMS, la chaîne d’information n’est pas encore fluide. Il va falloir convaincre le donneur d’ordre de s’interfacer lui aussi avec GedMouv. Si le chargeur a déjà opté pour une plateforme, la démarche est délicate. Elle engage quatre parties, le client, la plateforme, GedMouv et le transporteur. Chacun se renvoyant la balle, cette dernière étape peut traîner pendant des mois.

Une autre difficulté réside dans les très nombreuses plateformes chargeurs, des systèmes propriétaires avec lesquels il faudra là aussi construire une interface. Ces obstacles combinés montrent à quel point le délai nécessaire à GedMouv pour s’imposer comme le médiateur entre les parties va être long.

 

Les transporteurs doivent reprendre le contrôle de la situation

 

Face à ce constat, les transporteurs hésitent. Il testent différentes solutions. Dans certains cas, il semble plus facile de tenter le déploiement de l’application smartphone proposée soit par le client soit par la plateforme, à l’exemple de Transporeon avec son application MOM.

Mais là encore rien n’est aussi simple qu’il n’y parait. Le transporteur doit parfois revoir sa politique de gestion des smartphones dans son entreprise. S’il a fait le choix d’accepter que ses conducteurs utilisent leurs mobiles personnels, il a cessé de les équiper de téléphones professionnels. Il faut donc prévoir de remettre en place une flotte de smartphones avec un forfait data.

Mais il faut aussi prendre en compte plusieurs autres éléments : d’une part, certaines applications sont très gourmandes en mémoire. Mal développées, sans optimisation, elles occupent beaucoup de ressources du téléphone, interdisant les appareils trop bas de gamme mais attractifs en prix, et ralentissant rapidement tous les usages dudit appareil. D’autre part, si l’utilisation d’une seule application par un conducteur est facile, passer de l’une à l’autre est une autre affaire. Cela peut engendrer des erreurs de saisies ou des non-respects des cahiers des charges des clients destinataires de ces données, entrainant souvent des pénalités financières pour le transporteur.

Retrouver de l’autonomie

Pour tenter de rationaliser cette situation, on peut tenter d’installer une application ou une autre sur la tablette de son fournisseur d’informatique embarquée. L’ordinateur de bord représente un équipement homogène, déjà financé et déployé sur la flotte. Il est plus robuste qu’un téléphone portable, et le conducteur a été déjà formé à son usage. Mais là encore, le chemin est semé d’embûches.

A raison, l’éditeur d’informatique embarquée peut vouloir tester en amont l’application qui va venir se greffer dans son environnement. Pour cela, il va demander à recevoir quelques informations. La collecte de ces éléments peut là encore se révéler fastidieuse. Dernier exemple en date pour moi : un éditeur de télématique avait besoin de recevoir le fichier d’installation de l’application (en extension .apk) car il refusait de passer par les Googles Services pour télécharger cette Apps ; Google ne présentant pas tous les gages de fiabilité.

Cette exigence de sécurité de la part de l’éditeur ne présentait aucune difficulté technique car toutes les applications sont présentées sous la forme d’un fichier APK. Pourtant la plateforme qui propose cette application a refusé. La situation est bloquée alors que cette solution envisagée ne présentait pas de surcoût et pouvait se déployer très rapidement. La raison du refus est à ce jour inconnue.

Conclusion : Les transporteurs doivent reprendre le contrôle de la situation en retrouvant de l’autonomie. GedMouv est un moyen mais pas le seul. Des solutions TMS proposent aujourd’hui des portails clients ergonomiques répondant à l’ensemble de la clientèle des sociétés de transport. Ces TMS sont aussi devenus plus agiles pour gérer tous types d’EDI. N’oublions pas que ces interfaces peuvent se monter directement avec le client. Cela ne demandera pas plus et pas moins de temps, cela ne sera peut-être pas plus ou pas moins onéreux mais au final, les transporteurs récupéreront le cours de l’histoire qui est, et a toujours été, d’écouter et de servir son client. Le besoin du client outrepasse largement le strict périmètre de la réalisation de chargements et de livraisons conformes.

« Toute entreprise qui n’innove pas est condamnée » écrivait Philip Kotler, célèbre professeur de stratégie marketing et auteur du livre référence « Marketing Management ».

L’innovation passe par l’informatique et le digital. Les transporteurs ne doivent pas délaisser ce terrain au profit d’autres acteurs.

Christelle Bretaudeau

Directrice du cabinet Performance

c.bretaudeau@performance-conseils.fr

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Une réponse

  1. bonjour,
    article intéressant; nous développons sur mesure des applis mobiles avec intégration sur terminal avec scanner code barre intégré ou pour smartphone pour la supply chain, en mode off-line (mode déconnecté partiel, avec un peu de réseau parfois : adapté au transport). Nous en avons fait une pour un transporteur Suisse sous-traitant avec des fonctions de géolocalisation.

    Nous attachons particulièrement d’importance à l’ergonomie de l’appli, sa rapidité et sa facilité d’emploi et de compréhension et intégrons toutes les interfaces nécessaires et sécurisées avec les bases.
    Nous innovons et pouvons ajouter des capteurs sans fils lisible par le smartphone au travers de colis témoins pour prendre à distance la température du compartiment et du colis au moment de la remise au client, avec sa signature et géolocalisation, pour éviter les réclamations et sans AUCUNE installation dans le camion !
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